Chapitre 4
Le Chaudron Hurlant
La nuit venue, Charlotte trouva difficilement le sommeil, tourmentée et attristée par ses multiples échecs en tant qu'Ankrowlecteur. Cela faisait une petite semaine qu'elle travaillait pour Abigail, et elle n'était toujours pas parvenue à lui dénicher un objet de curiosité digne de ce nom pour Ankrow. Une chaise de jardin, et un vieux vase signé par un célèbre artiste, c'était tout ce qu'elle avait réussi à lui rapporter.
Les yeux lourds, une moldavite de sa collection de minéraux posée près d'elle, Charlotte se laissa tomber dans le monde des songes.
— Dites, s'éleva une voix enfantine que la jeune fille connaissait. Vous croyez que je pourrai vous accompagner la prochaine fois que vous vous rendrez en ville ?
— Tu es trop jeune, sermonna aussitôt Touchien d'une voix grincheuse. Tu es bien trop juvénile pour ça, si jamais tu es vu par un humain, il pourrait t'arriver malheur, mon caillou !
— Toujours la même rengaine, marmonna amèrement Griffu dans son coin. On me prend encore et toujours pour un bébé.
Charlotte ne se rendait pas compte qu'elle rêvait, mais la vue du grand loup brun et du chat jaune dans le salon de leur petite maison au 3, rue Alexandre la remplissait de joie. Elle assistait à une de leurs habituelles chamailleries.
— Tu n'imagines pas un instant tout le mal que peuvent faire les hommes à quelque chose qu'ils ne connaissent pas, répondit sombrement Touchien d'une voix ferme.
— Écoute le patriarche, Griffu, approuva Théo le lion. Tous les hommes ne sont pas aussi adorables que notre douce Charlotte. Il faut être méfiant, nous ne sommes plus à Aigue-Marine !
Pendant que les animaux merveilleux débattaient sur l’insouciance du jeune chat, Coup-de-sabot le cheval de bois fixait d'un air songeur un petit carré de ciel par l’entrebâillement de la porte. Il se tourna ensuite d'un air perplexe vers sa famille en tournant uniquement sa tête dans un grincement comme un jouet articulé.
— Je ne voudrais pas interrompre votre conversation, dit-il d'une voix pompeuse. Mais l'orage est, comment dire... Curieux ! Étrange ! Indescriptible !
Intrigué, Touchien se rendit à la porte pour observer le phénomène en question. Non loin au large, à quelques kilomètres à peine, de nombreux éclairs d'un violet inhabituel dansaient et s’abattaient toutes les deux secondes au même endroit. Et ça, le vieux patriarche le savait, ce n'était pas habituel pour un orage. C'était même la première fois qu'il observait ce genre de phénomène météorologique.
— Mmm, tu as raison, admit Touchien en se pinçant les lèvres. Je devrais aller voir ça de plus près. Je vais aller voir du côté d'Aigue-Marine s'ils ont la même anomalie que nous. Si vous voulez m'accompagner, suivez-moi de près et ne perdez surtout pas mon énergie de vue.
Décidé, Touchien changea d'apparence une fois que la porte fut franchie et se changea en une créature invisible pour voler jusqu'au lieu où se passait la curiosité. Les autres animaux se levèrent très vite à leur tour pour imiter les uns après les autres leur patriarche, et le suivirent dans l'orage aux éclairs d'améthyste.
— Moi aussi je veux venir ! s’exclama Griffu en se levant joyeusement.
Mais Théo stoppa net le félin dans sa lancée.
— Non, toi tu restes ici. Tu es trop empoté, t'es le plus stupide de la bande, tu restes avec Charlotte.
Griffu poussa un grommellement de mécontentement avant de se rallonger dans les coussins auprès de la fille aux cheveux pivoine.
— Ce n'est pas juste. Je n'ai jamais le droit de venir alors que moi aussi je suis un grand. Gnagnagna !
Il regarda avec déception ses compagnons disparaître derrière la porte en bois, avant de réaliser que Charlotte lui tendait un gros livre illustré.
— Il y a d'autres façons de voyager tout en restant chez soi, dit-elle d'un air enchanté.
Le chat lui rendit timidement son sourire, avant de prendre la forme humaine d'un jeune homme aux cheveux couleur banane. Puis, il récupéra le livre afin de faire la lecture à son amie. Il avait gardé une touche féline de sa forme originale, et possédait un blouson violet qui se trouvait être passé de mode depuis au moins vingt ans. Mais cela ne dérangeait pas Charlotte qui s'était blottie contre lui pour regarder les pages colorées du livre.
Sur l'illustration de la couverture, on pouvait découvrir une très vieille sorcière hideuse aux longs cheveux blancs. Le livre s'intitulait « Les contes de Yama-Uba, la sorcière des montagnes ».
Griffu tourna la première page, et leva l'ouvrage à la hauteur des yeux de Charlotte.
— Yama-Uba aimait beaucoup les voyageurs égarés, lut-il avec tendresse. Elle prenait souvent une forme séduisante pour attirer ses futurs repas vers elle. Quand ses visiteurs s'éloignaient suffisamment de leur route pour se perdre dans la montagne, une grande bouche apparaissait alors sur sa tête et elle les avalait tout cru !
Charlotte se mit à rire, amusée par l'histoire.
— Toi aussi tu peux te transformer comme Yama-Uba. Peut-être qu'un jour, tu mangeras toi aussi des voyageurs égarés !
Griffu posa le livre à côté de lui, et se tourna vers elle en levant les mains comme s'il voulait imiter une bête féroce. Puis, il se jeta sur Charlotte pour lui faire des chatouilles.
— Arrr ! Je suis l'affreuse vieille sorcière ! Je vais te manger toi aussi !
Il prit la forme d'une très vieille et très laide femme identique à celle du livre, puis il courut après son amie à travers la maison pour l'attraper.
— Tu ne m'attraperas pas ! déclara fermement Charlotte qui décampa comme un lapin.
— Ça c'est ce que l'on va voir ! Arrrrr !
Tous deux riaient aux éclats si fort qu'ils couvraient les sifflements du vent qui frappaient comme une furie contre la porte et le toit.
Après quelques minutes à crapahuter à travers le grand salon, Charlotte se faufila grâce à sa petite taille en dessous d'une très ancienne commode en bois. Elle avait réussi à se glisser entre deux pieds suffisamment surélevés, mais contre toute attente, Griffu s'était volatilisé dans un petit tintement mélodieux sous le regard surpris de la jeune fille. Elle réalisa en regardant par-dessous le meuble qu'il n'était plus là. Prise de panique, elle se mit à le chercher dans tous les recoins de la maison : sous un coussin, dans une panière en osier, derrière une grosse boîte bleue qui servait de garde-manger, et puis aussi dans la baignoire... sait-on jamais !
— Griffu ? Tu es où ? Ce n'est pas drôle ! appela en vain Charlotte qui regardait maintenant dans un minuscule bocal à cookies des fois qu'il s'y serait caché.
D'un coup, un bruit sourd se fit entendre à l'étage, comme si une lourde armoire venait de s'effondrer dans une des pièces. De plus en plus anxieuse, Charlotte s'empressa de grimper les escaliers pour se précipiter dans sa chambre, mais quand elle voulut y entrer, une grande ombre apparut dans son dos, lui coupant l'occasion de regarder à l'intérieur de la pièce sombre. Au moment où cette silhouette prit l'apparence d'un chat noir aux yeux pourpres de dragon, Charlotte prit peur, et poussa un grand cri de surprise dans son rêve qui la fit aussi crier dans la réalité, la réveillant dans la foulée.
— Ah, j'ai fait un cauchemar !